Techniques de muographie
Trois muographies pour une cavité …
Une muographie ressemble à une radiographie. Dans les deux cas des rayonnements sont absorbés par la matière qu’ils traversent. Les rayons non absorbés, recueillis et mesurés, fournissent une image de l’objet traversé, de ses parties denses et moins denses.
Mais les différences sont grandes. Dans le cas d’une radiographie des milliards de rayons X impressionnent en une fraction de seconde une pellicule photographique ou les pixels d’un détecteur. On est maître de leur flux. Les muons sont des corpuscules naturels, dont on est pas maître. Leur flux est infiniment plus faible. Il a fallu des temps de pose de plusieurs mois, pour prouver l’existence d’une grande cavité à l’intérieur de la pyramide de Chéops.
La preuve de l’existence de cette cavité jusqu’alors inconnue est renforcée par l’association de trois techniques de muographie. La première est celle des télescopes développés au CEA-Irfu de Saclay et placés à l’extérieur de la pyramide. La seconde et la troisième sont dues à deux équipes japonaises, une équipe de chercheurs de l’université de Nagoya, une seconde en provenance du KEK, le plus grand laboratoire de physique des particules du Japon. Les équipes japonaises ont placés leurs détecteurs à l’intérieur de la pyramide. L’équipe de Nagoya utilise la technique des émulsions, celle du KEK des télescopes (hodoscopes) à scintillations, des détecteurs électroniques comme les télescopes de l’équipe française.
La Figure. 1 montre le télescope pour la détection des muons de l’équipe du CEA. Il est situé à l’extérieur de la pyramide. Le télescope est constitué de 4 détecteurs gazeux Micromégas. Ces détecteurs plans, dérivés des chambres à fils mises au point par le physicien et prix Nobel Georges Charpak, ont été inventés en 1994 au CEA-Irfu, puis développés ensuite dans ce laboratoire et au CERN.
Un détecteur Micromégas se compose d’une plaque sensible séparant deux volumes parallèles remplis de gaz à base d’argon (non toxique, non inflammable). En traversant le détecteur, un muon arrache quelques électrons au gaz du premier volume, appelé “espace d’ionisation”. Ces électrons primaires, accélérés sous l’effet d’un champ électrique de 1 kilovolt par cm, traversent une micro-grille de cuivre et pénètrent dans le second volume, appelé “espace d’amplification”. Sous l’effet d’un champ électrique 50 fois plus intense, les électrons subissent une nouvelle accélération qui leur confère assez d’énergie pour ioniser de nouveau le gaz. En résulte une avalanche de quelques dizaines de milliers d’électrons permettant aux pistes de l’électrode de lecture la détection du signal amplifié.
La position de l’impact du muon sur chacun des micromégas est ainsi enregistrée, avec une précision de 200 microns. Les données des 4 impacts sont traitées sur place par un microordinateur qui reconstruit la trajectoire, ligne droite en provenance de la pyramide.
La Figure. 2 montre la carte obtenue par l’un des télescopes de Saclay, appelé Alhazen (La carte du second détecteur Brahic est similaire). On y distingue les bords de la pyramide. Comme les images des appareils de photos numériques, la carte peut être analysée en détail. A l’intérieur de la zone pyramide, l’analyse de deux tranches situées à des hauteurs différentes montre un excès de muons à une position donnée (hachuré). Le premier excès correspond au vide résultant de la présence de la chambre du roi au cœur de la pyramide. La direction du second excès suggère l’existence d’une cavité de taille similaire, mais inconnue jusqu’alors.
L’hypothèse d’une nouvelle cavité est confirmée par les résultats des deux équipes japonaises. Installés au cœur de la pyramide, dans la Chambre de la Reine, les détecteurs japonais détectent des muons d’inclinaison différents, allant du haut vers le bas (Fig. 3). Mises en place à partir de décembre 2015 à même le sol de la Chambre de la Reine, les émulsions de l’Université de Nagoya ont été les premières à suggérer l’existence d’un vide.
Une émulsion est semblable à la pellicule argentique de nos appareils de photos avant l’arrivée du numérique. Les muons laissent une trace rectiligne dans l’émulsion qui enregistre fidèlement leurs passages durant la longue exposition. Quand la plaque est développée à la fin de la prise de données, on y retrouve les multiples traces générées durant tout ce temps. La technique des émulsions a eu son heure de gloire à l’époque héroïque des débuts de la physique des particules quand on ne disposait que des rayonnements cosmiques et qu’on emportait des plaques en ballon. On dépouillait alors les émulsions au microscope ! Mais les temps ont changé. Après leur développement sur place, les pellicules ont été transportées à l’Université de Nagoya pour être dépouillées et analysées par un scanner.
Le télescope d’hodoscopes conçu au KEK, relève d’une technique éprouvée. Il est constitué de deux unités comprenant deux couches de barreaux de scintillateurs disposés orthogonalement. Les plans des deux unités sont distants de 1 m 50. Chaque couche est composée de 120 barreaux de scintillateur en plastique de 1 cm2 de section transversale et couvrant une superficie de 120 × 120 cm2. Le passage d’un muon dans un barreau de scintillateur déclenche un éclair de lumière qui est recueilli. La détection simultanée de scintillations dans 4 barreaux situés dans 4 couches distinctes signe le passage d’un muon. L’information recueillie permet une reconstruction de la trajectoire. La précision sur l’angle est inférieure à celle des micromégas, mais installé au centre de la pyramide le télescope est plus proche de la cavité.
Les signaux observés par les deux expériences japonaises sont du même ordre que celui de l’expérience française, petits mais significatifs. Ils confirment l’existence d’une cavité. Les angles de vue (internes et externe) permettent de la localiser au dessus de la grande galerie. Son volume serait de l’ordre de celui de la Chambre du Roi. On ne peut dire encore si elle est horizontale ou inclinée.
On est loin de la précision d’une radiographie. La petitesse des signaux est due à ce que même une cavité de grande taille occupe un volume minime au sein de l’énorme masse rocheuse de la pyramide. Les muons qui traversent la cavité le font au compte-gouttes. Il faut le savoir faire des physiciens pour lire la carte et interpréter les données.
Des recherches sont en cours pour améliorer les performances des détecteurs micromégas. D’abord pour diminuer la consommation d’argon et les rendre étanches afin de pouvoir les installer à l’intérieur des pyramides. Ensuite, il s’agirait d’augmenter leur acceptance, d’obtenir des images plus nettes une mesure des directions plus précise. Enfin, une réduction de la taille et du poids des télescopes les rendraient plus transportables. En delà des mystères de la pyramide du grand pharaon, ingénieurs et physiciens espèrent bien de multiples autres applications !
Vidéo (10min) réalisée à partir d’interviews de chercheurs de l’équipe ScanPyramids de l’Irfu : Estelle Lemaitre , 30 oct 2017